Jeanne Beaudoin

Jeanne au Klondike

On est guidés dans nos luttes par un sentiment d’urgence, une espèce d’énergie du désespoir.

En 1982, la jeune vingtaine, j’arrive en sol yukonnais avec, dans mon sac à dos, un baccalauréat en études françaises tout frais, un peu d’anglais et des rêves de voyages et d’amour heureux.

L’été durant sur les trottoirs de bois de Dawson, en costume d’époque, je suis guide-interprète bilingue sur les sites historiques Klondike. C’est une immersion-choc dans les eaux vives de l’anglais, que j’apprends sur le terrain, en cours intensif accéléré.

Et puis un soir, je rencontre un anglophone charmant qui devient mon compagnon de vie pendant 25 ans et avec qui j’ai eu trois merveilleux enfants.

Nous nous établissons en banlieue de Whitehorse, dans une cabane, sans eau courante et sans électricité. C’est un retour aux sources que plusieurs personnes choisissent encore aujourd’hui.

Mon apprentissage de l’anglais se poursuit au jour le jour, et j’enseigne le français à mon amour. Nous amalgamons nos langues et nos cultures.

En 1983, je suis monitrice de français de la maternelle à la 12e année, dans six écoles du Yukon, dont celle de Dawson. J’enseigne aussi le français aux adultes le soir.

Entre-temps, dans la foulée de la Charte canadienne des droits et libertés, la communauté francophone a commencé à s’organiser. L’Association franco-yukonnaise (AFY) s’est incorporée et le petit journal l’Aurore boréale a vu le jour. Le programme d’immersion française pour les anglophones est né. Les parents francophones réclament à leur tour, par l’entremise de l’AFY, une école française.

En 1984, je participe aux efforts de l’Association franco-yukonnaise pour obtenir l’éducation en français langue première. L’école française voit le jour en septembre 1984.

J’essaie de ne pas juger les francophones qui ne transmettent pas le français à leurs enfants… mais moi, je veux que les miens parlent ma langue. Je veux leur léguer cette richesse. Ce désir s’affirme d’autant plus fort que je vis ma première maternité.

Je fais partie d’un groupe de personnes qui partagent la conviction que la survie du français au Canada est importante. On est guidés dans nos luttes par un sentiment d’urgence, une espèce d’énergie du désespoir. Tout est à faire pour que les racines françaises de nos enfants survivent et fleurissent. On revendique, on se bat, on tape du pied, on dérange. On construit les fondations d’une société. Pour moi, c’est viscéral.

Je suis de toutes les luttes pour agrandir l’espace francophone et développer l’infrastructure, les services et les organismes nécessaires à la vitalité de la communauté francophone du Yukon : école, garderie, gestion scolaire, médias, services en français, développement économique, aide à l’emploi, arts et culture, soutien aux parents, etc. Où donc ai-je puisé toute cette énergie?

Trente-cinq ans ont passé. Mes enfants sont grands. Ils sont de fiers Yukonnais bilingues. Moi, je suis grand-maman pour la première fois, ce qui me remplit de joie. Je peux continuer ma mission en donnant la main à mon petit-fils Loïc et en regardant avec plaisir les nouvelles générations continuer à bâtir une francophonie qui leur ressemble et qu’ils laisseront à leur tour en héritage à leurs enfants.